CHAPITRE IX

D’Ossat m’ayant donné à entendre que la prudence demandait que je ne le vinsse pas voir trop souvent, et qu’il m’enverrait quérir par son clerc, quand il y aurait un progrès nouveau, je fus bien aise d’encontrer le cardinal Giustiniani, dont je ne pouvais douter qu’étant florentin, et un des agents à Rome du grand duc de Toscane, il ne fût favorable à la cause de Henri et de la France. Toutefois, quand je fus admis en son palais (qui n’avait rien à envier pour la magnificence à celui qu’il m’avait loué), j’y allai de prime très à la circonspection, une patte en avant et l’autre jà sur le recul. Mais Giustiniani, qui, pour faire mentir l’idée qu’en France on se fait des Italiens, montrait des yeux très azuréens, une face claire et quelques cheveux gris-blond s’échappant de sa calotte de cardinal, tira tout dret sur l’épaule et à la cible, me montrant d’entrée de jeu qu’il connaissait parfaitement ma place sur l’échiquier, et de quel roi j’étais le pion. Je sortis donc de ma réserve comme les voleurs du bois, et après les premières civilités – lesquelles il fut bon assez pour abréger – je lui demandai si, en son opinion, l’expulsion des jésuites n’avait pas gâté l’affaire de l’absolution.

— Assurément, dit Giustiniani avec un petit brillement de son œil bleu azur, l’exil des jésuites n’a pas fait du bien à votre cause. Mais il ne lui a pas fait autant de mal que le duc de Sessa et les jésuites l’eussent voulu. Dieu leur pardonne, dit Giustiniani avec l’ombre d’une petite gausserie, leur zèle les a emportés trop loin. Ils ont beaucoup menti au pape pour nuire à votre prince. Marchese, j’ai vergogne à répéter ces mensonges, tant ils sont impertinents. Je crains qu’ils ne vous offensent.

— Vostra Eminenza, dis-je avec un salut, si j’avais dû être navré par les menteries des prêtres ligueux que j’ai ouïes en Paris durant le siège, meshui je ne serais que plaies…

— Bene, dit Giustiniani avec un demi-sourire, je poursuis : Les jésuites prétendent que leur bannissement découle d’une résolution prise par l’assemblée générale des protestants à Montauban.

— Cornedebœuf ! m’écriai-je, mais cette assemblée s’est tenue il y a dix ou douze ans sous le règne de Henri Troisième !

— Nous le savons, dit Giustiniani, me laissant entendre par ce « nous » que le pape n’avait pas été dupe de ce propos. Les jésuites, reprit-il, assurent aussi qu’après eux, ce sera le tour des chartreux, des minimes et des capucins à être expulsés de France ; que déjà les bons catholiques, comme Séguier, sont chassés de leur charge ; que le maréchal de Bouillon saccage les églises du Luxembourg et foule aux pieds le Saint Sacrement. Qu’en bref, la religion en France s’en va meshui en pire état qu’en Angleterre…

— Mais tout cela, dis-je, est d’une fausseté à crier !

— Ou à pleurer, dit Giustiniani. Car nous savons bien, en particulier, que les autres ordres religieux en France ne sont nullement menacés, encore que le prince de Béarn (le cardinal n’osait dire le roi, le pape ne l’ayant pas reconnu) soit vivement navré de leur refus de faire oraison à Dieu pour la conservation de sa vie. Mais, Marchese, nous avons là-dessus contenté le prince ; Sua Santita a permis aux chartreux, minimes et capucins de prier d’ores en avant pour lui, sans toutefois leur en bailler rien par écrit. Mais Elle l’a dit de vive bouche à leurs protecteurs à Rome afin que de le leur faire savoir.

Ceci non seulement me contenta (et je le dis à Son Éminence) mais m’ébaudit aussi en mon for comme un bel exemple de finesse vaticane, une permission donnée de vive bouche étant plus facile à révoquer ou à nier qu’un ordre écrit.

— Quant au maréchal de Bouillon, dis-je…

— Calomnie pure ! dit Giustiniani. Assurément, M. de Bouillon est huguenot, mais nous savons aussi qu’il est un des plus modérés de sa secte, et que saccager une église catholique ne lui viendrait même pas dedans l’esprit. En bref, Marchese, ces méchancetés et médisances ont davantage nui à leurs auteurs qu’à la cause de votre prince. Sans doute, poursuivit le cardinal en écartant les bras de son corps et en ouvrant tout grands ses yeux azuréens, Sua Santita est très affectionnée aux jésuites et tient à grand scandale que leur ordre ait été expulsé de France. Mais…

Ce « mais », ou plutôt ce ma italien, fut très long, le a final étant étiré, modulé, et prolongé encore, et par un grand geste de la main et par le silence qui suivit, le cardinal, dans le même temps, fixant les yeux au ciel et haussant quelque peu les épaules. Après quoi, il m’envisagea avec un petit brillement connivent de sa prunelle bleue. Et si je tâche, lecteur, de donner un contenu à ce ma qui ne disait rien, mais qui suggérait des volumes, j’avancerais que Clément VIII n’était, se peut, pas très content que le général des jésuites fût nommé par Philippe II et non par lui-même ; que l’obéissance des jésuites au pape ne vînt dans les règles de l’ordre de saint Ignace qu’après leur obéissance à leur général ; que les jésuites eussent combattu bec et ongles son protecteur Sixte Quint, ne craignant pas de l’appeler « Navarriste » et « suppôt d’hérétique » ; et qu’enfin les jésuites, dans leur conduite des affaires, paraissaient avoir davantage à cœur les intérêts espagnols que les intérêts du pape. Toutes réserves assurément qui n’empêchaient point le pape d’être à eux « très affectionné » et de pleurer publiquement sur leur bannissement, mais aussi, comme je l’appris deux jours plus tard, de commander à leur général de dépêcher hors de Rome les auteurs des « menteries et médisances » qui l’avaient affligé.

Après ce ma (que je savourai longuement dans le fond de mon cœur) le cardinal jeta un œil à une horloge en bronze doré qui décorait une table en marbre et dit avec un certain air de pompe :

— Marchese, il est temps de se rendre chez Sua Santita.

Ajoutant aussitôt d’un ton beaucoup plus familier :

— Cette horloge m’a été donnée par Grégoire XIV. Comme vous savez, on lui en apportait à réparer d’Italie, de France, d’Espagne et même de Pologne. Mais comme sa tête était faible assez et qu’il ne se ramentevait plus qui les lui avait baillées et personne, naturellement, n’osant les lui réclamer, il était contraint de les distribuer autour de lui pour ne pas succomber sous le nombre. Che peccato[48] ! poursuivit le cardinal à mi-voix, quand son maggiordomo se fut retiré après lui avoir posé sa grande cape sur les épaules. Che peccato que ce bon pape n’ait pas su raccommoder les morceaux épars de la chrétienté aussi bien que les horloges…

Son Éminence, en son extrême condescension et italienne courtoisie, me fit monter avant Elle dans sa carrosse, laquelle était magnifiquement dorée et sculptée et tirée par quatre beaux chevaux. J’observai que le cardinal ordonnait à un des valets de coulisser les rideaux dans le dedans de la coche, ce qui me donna à penser qu’il ne tenait pas à être vu en ma compagnie, le seul fait d’être français vous faisant, je gage, quelque peu sentir le soufre en la ville éternelle, sauf si l’on était ligueux ou jésuite.

— Marchese, dit Giustiniani en me tapotant le genou de l’index de sa main gantée, la coutume veut qu’un gentilhomme étranger soit présenté au pape par l’ambassadeur de son pays. Mais comme de présent, le pape ne peut recevoir d’ambassadeur français du fait qu’il ne reconnaît pas comme roi le prince de Béarn, je serai celui qui vous introduira à Sua Santita.

— La grand merci à vous, Vostra Eminenza, mais que lui dirais-je ? repris-je, non sans quelque émeuvement.

— Ma niente, niente[49], dit le cardinal avec un sourire : ceci est une présentation, non une audience. Le pape vous bénira et vous dira quelques mots. Quant à vous, sage comme une image, vous serez comme elle, muet.

— Comment me présenterai-je ?

— Marchese, reprit le cardinal en me tapotant le genou, ne vous inquiétez pas, la chose est fort simple. Vous n’aurez qu’à imiter le marquis espagnol qui passera avant vous.

— Et pourquoi ce marquis espagnol passe-t-il avant moi ? dis-je quelque peu piqué.

— Ha ! Il puntiglio francese[50] ! dit Giustiniani avec un rire, Marchese, de grâce, rassurez-vous. S’il vient en premier, ce n’est point parce qu’il est espagnol, c’est parce qu’il est Grand d’Espagne. Il se nomme Don Luis Delfín de Lorca.

— Don Luis Delfín de Lorca ! dis-je, béant.

— Le connaissez-vous ?

— J’ai secouru une de ses parentes en Paris.

— Bene. Il le lui faudra dire. Ce n’est point parce que Espagne et France sont en guerre, qu’il faut que Espagnols et Français se coupent la gorge à Rome.

— Vostra Eminenza, je m’en ramentevrai, dis-je avec un salut.

— Marchese, reprit-il après un moment de silence, comment vous accommodez-vous dans mon palais ?

— Émerveillablement bien.

— Vous devez sans doute vous demander, poursuivit le cardinal en m’espinchant de côté, pourquoi j’ai deux palais à Rome ?

— Vostra Eminenza, dis-je gravement, je ne me permettrais pas de me poser une question pareille.

— Bene. La réponse est simple. Je n’en ai qu’un : celui que vous occupez. Celui que j’occupe appartient à Ferdinando di Medici, lequel y vivait du temps où il était cardinal. Mais comme vous savez, son frère mort, le cardinal devint grand-duc de Toscane et, pour assurer sa descendance, il dut dépouiller la pourpre et prendre femme. Ce qui le chagrina beaucoup, ajouta Giustiniani avec un fin sourire.

— Pourtant, dis-je, j’ai ouï dire que Christine de Lorraine était belle comme le jour et bonne comme un ange.

— Elle l’est. Et ce n’est pas l’épouser qui affligea le grand-duc : c’est de renoncer au chapeau.

— Mais n’est-ce pas, dis-je, un immense avantage quand on est grand-duc de Toscane, d’avoir été pendant des années cardinal à Rome et de connaître à fond les rues et les avenues de la politique vaticane ?

— C’en est un, dit Giustiniani en me jetant un œil entendu. Surtout en le présent prédicament…

Le cardinal me laissa en l’antichambre de la salle d’audience où, me dit-il, le camérier du pape, le moment venu, me viendrait chercher et je demeurai là un assez long moment à me demander ce que penserait le pauvre oncle Sauveterre, s’il pouvait me voir attendant, non sans impatience, le moment, au cœur de la « Babylone moderne », de me prosterner aux pieds de « l’idole papiste », et de baiser sa pantoufle…

Mais je ne pus m’attarder plus outre sur ce pensement pour ce qu’entra dans l’antichambre un seigneur vêtu de velours noir avec une fraise à l’espagnole, lequel avait fort bonne mine et, à mon sentiment, n’avait pas trente ans. Et moi, voyant bien qu’il ne pouvait s’agir que de Don Luis Delfín de Lorca, qui était Grand d’Espagne, je me levai et, me découvrant, je lui fis un profond salut. Il parut comme étonné de prime de cet accueil, venant d’un gentilhomme français, m’envisagea avec gravité et étant content, je pense, de ce qu’il voyait, me sourit et, à son tour, se découvrit : immense condescension de sa part, puisqu’un Grand d’Espagne ne se découvre même pas devant son roi. À quoi, voulant lui montrer que j’étais sensible à cet honneur, je lui contresouris et lui fis un second salut. Auquel il répondit tout de gob et de son sourire, et de son grand chapeau. Nous fîmes ainsi assaut de civilités pendant une bonne minute, les commissures de mes lèvres me doulant à force de sourire et ma dextre fort lassée de remettre et d’ôter ma coiffure. À la parfin, d’un commun accord, nous laissâmes nos chapeaux tranquilles et passâmes au langage articulé.

— Señor Marqués, dis-je en espagnol, je suis charmé d’avoir l’occasion de vous encontrer et c’est un fort grand honneur pour moi.

— Monsieur le Marquis, dit-il en français, tout l’honneur est assurément pour ma personne.

Ici, lecteur, je simplifie prou nos phrases, lesquelles s’encontraient, selon la mode qui trotte en nos pays, beaucoup plus ampoulées et j’abrège aussi notre échange qui fut fort long, chacun ayant à cœur de prouver qu’un Français n’est pas moins poli qu’un Espagnol, ni un Espagnol qu’un Français. Et la démonstration, après cinq bonnes minutes, nous paraissant faite à notre mutuelle satisfaction, je passai à un sujet qui me tenait à cœur.

— Señor Marqués, dis-je, j’ai recueilli en ma demeure, durant le siège de Paris, une Doña Clara Delfín de Lorca. Est-elle votre parente ?

— Comment ? Comment ? s’écria Don Luis en levant ses sourcils qu’il avait fort noirs et fort arqués (mais sans donner rien de sombre ni de sévère à sa physionomie) et m’envisageant comme s’il me voyait à la parfin, non point seulement dans ma corporelle enveloppe, mais dans ma spirituelle essence : comment, Marquis ? dit-il, ses dents blanches éclatant dans le plus affectionné sourire, vous êtes donc le fameux Siorac dont Doña Clara chante le los des matines aux vêpres ? Il n’est pas une seule chambrière, ni un seul maggiordomo dans tout mon domestique (car elle vit avec moi, s’occupant émerveillablement de mes enfants depuis l’intempérie de mon épouse) qui n’ait appris à reconnaître le bruit de votre nom et l’odeur de vos vertus. Car, à l’en croire, de tous les gentilshommes qui peuplent la chrétienté, vous êtes assurément le meilleur, et comme l’épitomé de toutes les perfections qui se peuvent encontrer chez un homme.

Je crus de prime qu’il gaussait, et éprouvai à ce pensement quelque mésaise, mais n’épiant pas dans son œil velouté la plus petite parcelle de dérision, je vis bien que sa parole était d’or, et non de cuivre, et m’avisai que le temps, se peut, m’avait, dans l’esprit de Doña Clara, bonifié comme le bon vin, rejetant dans l’oubli l’aigreux et le tanin. Car à la vérité, il y avait bien loin des belles ailes dont meshui elle décorait mes épaules aux pieds fourchus dont elle m’avait diabliculé dans sa lettre d’adieu.

— Señor Marqués, dis-je, je suis charmé que Doña Clara parle en ces termes de moi et plus qu’enchanté d’ouïr qu’elle s’encontre de présent à Rome dans votre demeure, car touchant le bien qu’elle pense de moi, il faudrait le multiplier par cent pour atteindre à l’estime et à l’affection que je nourrissais pour elle. Je la vis départir de Paris avec un regret infini et si elle consentait à me venir visiter en mon logis romain, j’en serais excessivement heureux.

— Je le lui dirai, assurément, dit Don Luis.

Mais il ne put poursuivre, car à ce moment une clochette tintinnabula et, écartant un lourd rideau de velours pourpre, le camérier du pape apparut et dit :

— Messieurs, il est temps. Don Luis Delfín de Lorca se devra le premier présenter. Et après lui Monsieur de Siorac.

Nous entrâmes l’un après l’autre, mais tandis que je restais debout à côté du rideau, Don Luis avança de deux pas et mit un genou à terre. Mais je ne vais point de gob dire ce qu’il fit, puisque je le refis le moment venu en imitation de chacun de ses gestes, comme le cardinal Giustiniani me l’avait conseillé. Toutefois, mon attention se trouvait divisée, car tout en suivant les mouvements de Don Luis, puisqu’il me les faudrait répéter, j’envisageais en même temps le pape avec une très vive curieusité.

Sua Santita était assis sur une sorte de trône, sans personne d’autre à son côté qu’un seigneur de haute mine, lequel siégeait à sa main senestre, le chapeau à la main, et que je m’apensai être l’ambassadeur d’Espagne, le duc de Sessa, puisque Don Luis allait être par lui présenté au pape. La pièce était vide de meubles à l’exception du trône où se trouvait l’ambassadeur et d’une table qui ne me parut pas avoir d’autre emploi que de mettre une petite clochette à portée du Saint Père. Mais il va sans dire que c’est sur celui-ci que mon œil se collait avec une extrême avidité, me demandant si, à le voir, je pourrais discerner si Sa Sainteté aurait assez de fortitude pour passer outre, le moment venu, aux pressions espagnoles. Et à dire le vrai, je ne sus que décider. Car sa face ne me parut pas, quoique un peu molle, ni sans esprit ni sans bonté. Mais gardant en mémoire la formidable physionomie de Sixte Quint, telle que d’ordinaire la peinture représentait ses traits, avec ses yeux noirs fulgurants et sa lourde mâchoire, il ne me parut pas qu’en comparaison, la face de son successeur portât autre chose qu’une sorte de douce obstination. Mais peut-être cette douceur, du moins si l’on en croit l’Évangile, était-elle suffisante pour vaincre ?

Je n’ouïs pas, étant trop loin, ce que dit Clément VIII à Don Luis, mais je compris que la présentation à Sua Santita était finie, quand je vis le marquis espagnol se lever et à reculons, et par étapes, revenir à moi. Fort attentif à la façon dont il se retirait, puisque je devais l’imiter, je ne vis pas l’ambassadeur espagnol s’en aller et fus surpris, en jetant un œil, de voir assis à sa place le cardinal Giustiniani. Mon tour était donc venu, mais le camérier me faisant signe d’attendre encore, je demeurai quiet, encore que le cœur me toquât quelque peu, et vis passer à côté de moi, pour disparaître par la portière de velours, me croisant, mais sans m’envisager, la face pâle et grave, l’œil baissé et l’air recueilli comme s’il venait de communier, Don Luis Delfín de Lorca.

Le camérier me tapotant alors l’épaule, j’entendis que le moment était venu pour moi de jouer mon rollet en cette cérémonie. J’avançai de deux pas dans la pièce, mis un genou à terre et attendis que le pape (lequel conversait sotto voce avec Giustiniani) me voulût bien voir et bénir. Ce qu’il fit enfin. Je me relevai et marchai alors vers le Saint Père non point tout dret et à travers la pièce, mais comme Don Luis avait fait, en gauchissant et rondissant ma marche le long du mur. Parvenu à mi-chemin, je me génuflexai derechef sur un seul genou et derechef le pape me bénit. Ce qui me permit de me relever et de parvenir jusqu’au pied de son trône où je trouvai un tapis à hauts poils, de sept pieds environ de long, sur lequel je me mis cette fois à deux genoux. Dès qu’il me vit en cette assiette, le cardinal Giustiniani (qui remplaçait en cette fonction, comme il avait dit, l’ambassadeur de France) se génuflexa sur un seul genou et retroussa la robe du Saint Père sur le pied droit, lequel était chaussé d’une pantoufle rouge portant sur le dessus une petite croix blanche. Et cette pantoufle étant ma cible, comme bien je savais, je tirai alors à elle, comme je pus, à deux genoux sur toute la longueur du tapis. Le pis, c’est qu’il fallait arriver au but en cette posture, baisser ma face jusqu’à ladite cible, ce qui m’obligea à laisser mon chapeau de côté et à prendre appui des deux mains afin que de ne pas perdre mon équilibre. Toutefois, je n’eus pas à aller jusqu’à terre, car le Saint Père, pour m’aider, voulut bien quelque peu hausser le pied, afin qu’il vînt à l’encontre de mes deux lèvres, lesquelles je posai sur la petite croix blanche, sans faillir d’apercevoir qu’elle paraissait fort usée de tous les baisers qu’elle avait reçus.

Le pape m’envisagea alors avec beaucoup de bénignité, m’appela par mon nom, et me dit en français, d’une voix douce, de continuer en la dévotion que je portais à l’Église de France et en le service du royaume de France (mais sans mentionner le roi) et quant à lui, là où il le pourrait, il le servirait du bon du cœur. Je ne saurais dire à ce jour si ces phrases avaient, adressées à un Français, une signification politique, ou si elles étaient seulement courtoises et coutumières.

Comme avait dit Giustiniani, « sage comme une image, je restai comme elle muet », et le pape me bailla une troisième bénédiction, laquelle, par le fait, me donnait mon congé. Je me relevai et à reculons – car il me fallait, comme Don Luis, saillir de la pièce sans cesser d’envisager Sa Sainteté au visage – je parvins non sans peine à regagner la portière de velours que je passai, rouge et tout en eau, me sentant hérissé assez et mal à l’aise en ma vieille conscience huguenote. Le camérier me suivit pour me raccompagner jusqu’à l’huis de l’antichambre, sans aucune utilité pour moi, mais non sans quelque profit pour lui, car selon l’us, je lui graissai le poignet au départir, le pensement me venant aussitôt qu’il devait être un des hommes les plus étoffés de Rome, du moins si ce petit ruisseau de pécunes ne coulait que vers ses coffres.

Comme je saillais de l’huis dans la cour, un petit clerc joufflu et zézayant me dit d’attendre le cardinal Giustiniani en sa carrosse pour ce que Son Éminence avait dans l’esprit de me raccompagner chez moi. Et y ayant là plusieurs coches, chacune plus dorée que l’autre, parmi lesquelles je me trouvais perdu, le petit clerc me mena jusqu’à celle de son maître, en me faisant observer, dans son joli ramage italien, que les armes de Florence étaient peintes sur sa porte. Je lui baillai quelques sols et le cocher ayant descendu le marchepied, je pris place, non sans soulagement, dans ce petit nid capitonné de velours, où je me trouvai à l’abri de l’aigre bise de ces temps tracasseux.

Je n’eus pas à attendre prou, Giustiniani me venant joindre quasi incontinent, et dès que le cocher eut fouetté, me dit en me toquant derechef le genou, ce qui, je gage, était un geste de familiarité amicale qui était censé m’honorer :

— Marchese, à dire le vrai, j’ai longtemps balancé à vous présenter à Sua Santita, mais d’une part, il eût paru si étrange de ne pas lui amener un gentilhomme français de votre rang, qu’aussitôt l’attention des Espagnols de Rome, lesquels ont partout des yeux, eût été attirée sur vous. Mais d’autre part, en vous présentant, elle l’est aussi, mais se peut, un petitime moins.

— Et serait-il tant mauvais, dis-je, n’entendant rien à ces finesses, que j’éveille l’intérêt de ces messieurs ?

— Tout au rebours, dit le cardinal, car ils ont eu vent que des négociations se poursuivent entre le prince de Béarn et le Vatican, mais ils ne savent pas par qui. Pour eux, d’Ossat ne voit le pape que pour la messe chantée de la reine Louise. Et il vaut mieux qu’ils vous soupçonnent vous plutôt que lui d’être l’intermédiaire secret.

— Ce qui veut dire, je suppose, que les Espagnols vont m’épier jour et nuit.

— Il se pourrait même, dit Giustiniani, avec un sourire suave, qu’ils tâchent à vous assassiner…

— À parler franc, Vostra Eminenza, dis-je d’un ton froidureux (car je commençais à comprendre le rollet que Giustiniani et le pape, en m’accueillant avec tant de bonne grâce, m’avaient assigné), si j’accepte, pour le service de mon roi, de servir de leurre ou d’appât, je n’aimerais pas, par ce temps hivernal, finir dans les eaux glacées du Tibre.

— En ce cas, dit Giustiniani, se peut qu’il faudrait vous garder mieux.

— Me gardé-je mal ?

— Je ne sais. Vincenti me dit que vous n’aviez pas observé qu’il vous avait suivi de la Porta del Popolo jusqu’à ma maison.

— Qui est Vincenti ?

— Le petit homme qui vous a loué ma maison. Il est à moi.

— Touché ! dis-je en levant la main comme un duelliste (toutefois assez piqué en mon for). La merci à vous, Vostra Eminenza, de cet avertissement. Je vais m’armer.

— Marchese, dit le cardinal, peux-je vous ramentevoir que depuis Sixte Quint, il est interdit, sous peine de mort, de se promener dans Rome avec une arme à feu à la main. Toutefois, vous pouvez dissimuler un petit pistolet dans une manche de votre pourpoint.

— Je le ferai donc.

— J’opine cependant, reprit Giustiniani, que la meilleure défense est de ne voir de longtemps ni d’Ossat ni moi-même.

— Vostra Eminenza, que devient ma mission si je me prive de mes oreilles ?

— Vincenti vous prêtera les siennes. Et pour le reste, reprit Giustiniani avec un air de gravité qui me laissa béant, il serait bon, pour donner le change, que vous sortiez beaucoup et viviez très à l’étourdie…

 

 

Quand Giustiniani me déposa devant la porte de son ancien palais, je trouvai un mendicante[51] assis sur une des bornes de ma porte cochère, lequel, le menton pensivement appuyé sur le dos de sa dextre, et celle-ci appuyée sur un bâton, me tendit la main senestre et me dit sur le ton de la gravité plutôt que de la supplication :

— Signor Marchese, fate ben per voi[52].

Cette formule que je n’avais jamais ouï un caïman employer en France ne manqua pas de m’ébaudir et, m’arrêtant, je dis au gautier :

— Pourquoi dans mon intérêt ?

— Quas dederis, solas semper habebis opes[53].

— Benoîte Vierge ! dis-je. Un mendicante qui cite le latin !

— Je fus moine autrefois, dit le guillaume.

— Et pourquoi ne l’es-tu plus ?

— Pour deux raisons : Primo, j’aime mieux trémuler de froid dans la gaieté d’une ville que dans un cloître. Secundo : je préfère mendier pour moi-même que pour un ordre.

— C’est raison, dis-je. Toutefois, tu es très vigoureux. Tes épaules annoncent beaucoup de force. Pourquoi ne fais-tu rien ?

— Il fare non importa, signor, ma il pensare[54].

— Et à quoi penses-tu ?

— All’ eternita[55], dit-il en donnant à ces trois mots italiens une émerveillable pompe.

— Sujet immense ! Et pourquoi le bâton ?

— Signor Marchese, dès l’instant où vous m’aurez baillé clicailles, d’autres mendiants ne manqueront pas d’importuner votre porte. Voilà qui fera place nette.

— Qui te rend si assuré que je te baillerai pécunes ?

— Deux raisons, Signor Marchese.

— Tes raisons vont-elles toujours par deux ?

— Comme le couple humain.

— Poursuis.

— Primo : je vous ai amusé. Secundo : vous êtes homme à faire la différence entre un mendicante di merito e un mendicante di niente[56].

— Si j’en crois ton proverbe latin, voici donc une richesse que je posséderai toujours, dis-je en lui mettant quelques monnaies dans la main. En outre, je vais te faire porter un vieux pourpoint à moi pour jeter sur tes guenilles. Le temps est froidureux.

— Grazie infinite[57], Signor Marchese ! Mais avec votre permission, je le porterai sous mes guenilles et non dessus. Un mendiant, comme un cardinal, doit avoir l’habit de son état.

À quoi je ris à gueule bec.

— Si je t’entends bien, tu es d’ores en avant mon mendicante attitré.

— Si, Signor Marchese, dit le gautier gravement, et le premier service que je vous rendrai, c’est que je serai le seul : fiez-vous à ce bâton.

— Me rendras-tu d’autres services ?

— Che sarà, sarà[58], dit-il en levant l’œil, mais à vrai dire, étant quelque peu bancal de la pupille, quand il levait l’œil dextre vers le ciel, l’œil senestre demeurait fiché en la terre. Signor Marchese, reprit-il, plaise à vous, pour éviter de très déplaisants désaccords, de dire à vos gens qui je suis et que mes guenilles ont droit à cette borne.

— Je n’y faillirai pas. Quel est ton nom ?

— Alfonso délia Strada.

— Par tous les saints, dis-je en riant, serais-tu noble ?

— Faux, comme beaucoup à Rome. Je me suis baillé à moi-même ce nom, du temps où je déambulais prou par les grands chemins du monde. Mais de présent, je ne quitte plus Rome, étant devenu, avec l’âge, tant casanier que chat ou que cardinal.

De ce mendicante plaisant et joculant, et de tout ce qui m’était échu ce matin, je contai ma râtelée à M. de La Surie, tandis que nous étions mâchellant nos viandes au bec à bec, à la repue de midi. Et vous pensez bien, lecteur, que touchant le baiser à la pantoufle papale, mon Miroul ne faillit pas de faire une réflexion très à la Sauveterre, se plaignant aigrement qu’on divinisât un homme au point de lui baiser le pied et qu’on rendît ainsi à une créature un hommage qui n’était dû qu’à Dieu.

— Quand on sait, poursuivit-il, comment un pape est élu par ses pairs, quels calculs, brouilleries, pressions et corruptions président au choix qui est fait de lui par les cardinaux, comment peut-on le révérer comme le représentant de Christ sur terre ?

— Babillebahou, mon Miroul, dis-je. Ce ne sont là que coutumières cérémonies. Je me génuflexe bien sur un genou devant Henri pour lui baiser le bout des doigts. Pourquoi ne me mettrais-je pas à deux genoux pour baiser la pantoufle du pape, laquelle, au demeurant, ne sent pas l’ail comme la main d’Henri. Mon Miroul, je ne regretterai pas ce pédestre poutoune, si Clément VIII absout le roi.

— Et crois-tu qu’il le fera ?

— À tout le moins, je ne le décrois pas. Le pape, maugré ses pleurs publics, n’aime pas les jésuites. Et il redoute l’Espagnol, bien plus qu’il ne l’adore.

— Si j’entends bien ton récit, mon Pierre, dit La Surie, Giustiniani tient le milieu entre la fiance absolue de l’abbé d’Ossat et la désespérance de Fogacer. Mais quid de ces menaces qui pèsent sur toi ?

— Elles ne me paraissent pas plus grièves que celles que nous avons encourues en nos missions. Il faudra toutefois aviser.

— Je suis béant, dit La Surie après un moment de silence, qu’un cardinal romain t’ait conseillé, pour donner le change, de vivre à l’étourdie…

— Ce conseil, dis-je, se ressent de la Toscane et de ses deux autres illustres Florentins : Machiavel et Lorenzo di Medici.

— Quid de ce Lorenzo ? dit Miroul qui était raffolé de cette tournure latine.

— Un généreux gautier qui, voulant débarrasser Venise de la tyrannie de son cousin, Alexandre di Medici, partagea ses débauches pour capter sa fiance et, à la parfin, l’occire.

— Ventre Saint-Antoine !

— La Dieu merci, repris-je, nous n’aurons pas, nous, à dépêcher le duc de Sessa : cela n’entre pas dans notre rollet.

— Mais la paillardise, céans, n’est point non plus si aisée, dit mon Miroul avec un petit brillement de son œil marron, tandis que son œil bleu restait froid. Paillarder à Rome, cornedebœuf ! Mais avec qui ?

Belle lectrice, vous savez jà, par le peu que j’en ai dit, que si le florentin conseil de Giustiniani ne me prenait ni à rebrousse-poil ni à contrecœur, il était plus facile à accepter qu’à suivre, les Romaines vivant à ce point à part des hommes en public, que ce soit en coche, dans les fêtes, au théâtre ou à l’église, qu’on ne pouvait quasiment les approcher sans faire scandale : ce qui est d’autant plus tantalisant qu’elles ne vont pas le visage couvert d’un masque comme nos gentilles femmes en France mais tout à découvert, révélant non seulement des yeux très caressants, mais des traits admirables où se lisent tout ensemble la douceur et la majesté. Ajoutez à cela qu’elles sont vêtues fort richement, leurs vêtures étant semées de perles et de pierreries et qu’elles ne se serrent pas le milieu du corps dans d’inhumaines basquines comme nos élégantes, lesquelles en France ressemblent, ainsi attifurées, à des sabliers, et sont si guindées et sanglées qu’elles en deviennent roides et marchent comme des automates. Nos Romaines, au rebours, laissent libre et lâche le milieu du corps, ce qui donne à leur démarche un arrondi et une mollesse qui parlent davantage au cœur.

C’est une chose bien remarquable que les plus nobles et les plus étoffés des Italiens se vêtent bien plus simplement, et à moins de frais, que nous ne faisons en France, mais qu’en revanche, ils aiment à parer et à orner leurs compagnes comme des idoles. Il n’y a là nul mystère. Ces hommes ne vivent que pour l’amour qu’ils éprouvent pour leurs femmes et le sentiment exaltant que leur beauté leur baille, tandis qu’en France nous mêlons à notre goût de ce doux sexe beaucoup trop de point d’honneur et de vanité, lesquels introduisent dans ce sentiment je ne sais quoi de sec et de petit. Touchant ce point, je serais, quant à moi, beaucoup plus italien que français, entendant fort bien que les hommes, dans les dispositions que j’ai dites, poussent la jaleuseté où ils sont de leur bien le plus cher jusqu’à défendre aux étrangers d’approcher leurs épouses de leur parler, de leur toucher la main. Cela, je gage, ne va point pour elles sans quelque incommodité, mais du moins se savent-elles aimées. À en juger, de reste, par leurs effrontés regards, lesquels sont d’autant plus libres que leurs vies sont plus entravées, je ne jurerais point qu’elles soient, en leur for, plus vertueuses que nos Françaises. Mais le moyen d’échapper à la vétilleuse surveillance des pères, frères, oncles et cousins lesquels ont, comme Argus, cent yeux, dont la moitié est toujours déclose ?

C’est ainsi, belle lectrice, que quoique « sortant beaucoup » (mais fortement accompagné) et visitant quasi quotidiennement les merveilles de la Ville éternelle, je ne pouvais guère « vivre très à l’étourdie », l’étourneau n’ayant aucun accès aux linottes, et se trouvant contraint, depuis le départir de la belle huissière, de vivre dans cette abstinence des voluptés, laquelle, parce « qu’elle dérobe le temps », le charmant petit abbé d’Ossat recommandait si naïvement à Henri Quatrième. Mais du temps, à dire le vrai, j’en avais à revendre les églises, les tableaux, les vitraux, les sculptures, les anciens monuments dont cette ville regorge ne suffisant pas à l’épuiser, tant est qu’il m’en serait resté assez pour aimer, si l’occasion s’était présentée à moi et que j’eusse pu la saisir, passant à ma portée, par son unique cheveu. Si encore ma mission m’avait, comme à Reims, tout entier possédé à toute heure du jour, mais pour le moment, elle ne consistait qu’à attendre, puisque les négociations dont le sort de mon maître et de la France dépendait se poursuivaient, hors ma vue, hors mes oreilles, et pour une part même, hors mon entendement avec une lenteur de fourmi.

Je passai un long mois dans ce dolce farniente[59] qui ne m’était doux le moindre, mais bien au rebours, insufférablement pesant, l’hiver à Rome n’étant point, par surcroît, si bénin qu’on le croit en Paris, mais au contraire, pluvieux, venteux et tracasseux, tant est que dans mon beau palais cardinalice, au milieu des mes colonnes et mes statues et mes marbres, je traînais, trémulant de froidure, une vie languissante, ma cervelle n’étant occupée que de mes seuls souvenirs.

— Signor Marchese, me dit mon mendicante particulier, tandis que, saillant de mon logis avec La Surie, je lui baillai ma quotidienne obole, il me paraît que votre tant belle face porte un’aria imbronciata[60].

— Un’aria imbronciata ? dis-je, mon italien n’étant point tout à fait à la hauteur de son langage.

— En d’autres mots, Signor Marchese, vous voilà triste comme un jour sans soleil.

— C’est que précisément, dis-je, ce jour-ci est sans soleil.

— Nenni, nenni, Signor Marchese, c’est en votre âme que le soleil défaille. Dans la réalité des choses, vous pâtissez de la malattia[61] des Français à Rome.

— Et quelle est cette malattia ?

— Ils voient les belles Romaines et ne les peuvent toucher.

— E la verita nuda e cruda[62], dit La Surie. Le marquis souffre de la malattia des Français. Et moi aussi.

— Toutefois, il y a remède, dit Alfonso, l’œil fiché au sol et l’air mystérieux assez.

— Alfonso, dis-je, je suis tout oreilles et je t’ois.

— Je connais una bella ragazza[63].

— Tiens donc ! dis-je.

— Una bellissima ragazza.

— Mieux encore, dit La Surie.

— Avec laquelle, dit Alfonso, vous pourrez dormir toute une nuit pour quatre écus français.

— Pourquoi des écus français ? dit La Surie.

— Pour ce quelle les préfère à la monnaie du pape.

— Alfonso, dis-je froidureusement assez, je n’appète pas aux amours vénales et publiques.

— Ha, Signor Marchese ! dit Alfonso en levant les deux bras au ciel, il y a confusion. Teresa n’est pas une ribaude : c’est une courtisane.

— Quelle est la différence ?

— Teresa n’a point de clients. Elle a des amis. En très petit nombre. Et très choisis.

— Choisis comment ?

— Dans le clergé, elle ne descend pas plus bas que le monsignore. Et dans la noblesse, elle s’arrête au marchese.

— Pauvre de moi ! dit La Surie.

— Alfonso, dis-je, dois-je te croire ? Quoi ? Point de riche bourgeois ? Point de marchand étoffé ?

— Si, ma furtivamente[64], dit Alfonso. Sans cela elle perdrait son rang. Toutefois, elle coquelique ouvertement avec il Bargello della Corte[65] encore qu’il soit de petite noblesse, afin que ses amis sachent bien que son logis est très sûr, étant jour et nuit protégé.

— Alfonso, la grand merci à toi ; je vais songer à tout cela.

— Signor Marchese, songez aussi au grande prestigio[66] dont vous jouirez à Rome, si la pasticciera agrée votre amitié.

— La pasticciera[67] ?

— La signora Teresa, avant de s’établir, façonnait les meilleurs gâteaux de Rome.

— Je gage, dit La Surie en français, qu’elle a dû trouver plus profitable, plutôt que de pétrir sa pâte, de se faire pétrir elle-même…

Mais Alfonso l’entendit fort bien et dit d’un air peiné :

— Signor, col vostro permesso[68], ne parlez pas irrespectueusement de la pasticciera. C’est une grande dame.

— Hélas, trop grande pour moi, dit La Surie, qui suis de petite noblesse, sans être toutefois Bargello.

— Mais la Teresa a une cousine, dit Alfonso.

— Je vais rêver à la cousine, dit La Surie en riant.

On se mit en selle et suivis de Pissebœuf, Poussevent et de quatre de nos hommes, et précédés de nos deux pages, tous portant épée et dague, mais point de pistolets, sinon cachés dans les pourpoints, et à dire le vrai, l’œil très attentif, et fixé de dextre et de senestre sur les fenêtres de la rue, et en particulier sur celles dont le volet à claire-voie, clos ou mi-clos, pouvait cacher le mousquet d’un spadaccino. Ces précautions si j’en croyais ce que m’avait écrit d’Ossat, étaient bonnes, mais, pensait-il, inutiles, pour ce que l’assassination en plein jour en la rue, dans le style de la meurtrerie de l’amiral de Coligny, n’était guère dans les mœurs italiennes qui inclinaient à des actions moins découvertes, voire même, souvent assez, au poison.

— Moussu, me dit La Surie, en se venant mettre au botte à botte avec moi, qu’êtes-vous apensé des propositions d’Alfonso ?

— Qu’il y voit son intérêt.

— Cela va sans dire. Mais encore ?

— Que je n’ai pas grand appétit à une ribaude, même dorée sur tranche.

— Moussu, vous ne faisiez pas tant le difficile en vos vertes années, et je me souviens d’une certaine Aiguillerie en Montpellier…

— C’est différent ; je ne payais pas la Thomassine. Et même, si bien je ramentois, c’est elle qui me nourrissait…

— Vous aviez quinze ans alors et portiez l’aurore sur les joues. Mais quand le cheveu grisonne et la barbe barbonne, l’amour coûte davantage.

— C’est faux, dis-je, piqué, la haute dame que tu sais ne me coûte rien.

— Sauf parfois de terribles toquements de cœur.

— Qui peut comparer cœur et bourse ?

— Et vous avez offert je ne sais combien de bagues et bracelets à je ne sais combien de garces.

— Libres dons.

— Pas si libres : ramentez-vous la Gavachette, et Babette et d’autres encore !

La pique du jour
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